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⁜  Bad North

Sorti plus tôt cette année, Bad North est un jeu tactique où des unités humaines sont envoyées comme des lemmings suicidaires affronter une armada d’ennemis dans un scénario qui progresse sur des îles à génération procédurale. Appuyé par l’éditeur indépendant Raw Fury, le rogue-like au design léché et à l’interactivité tressautante est disponible sur les périphériques et plateformes habituelles. Son créateur, Oskar Stålberg, revient sur le développement de son concept, qui coïncide avec son propre développement artistique.

Le Nord, c’est rude

Aux antipodes des licences proposant les aventures de héros nordiques aux muscles saillants affrontant les pires démons de leur mythologie, comme le dernier God of War ou Skyrim, Bad North est un rogue-like à génération procédurale, minimaliste, runique et tactique. Pour résumer : une histoire de Vikings qui se bastonnent sur de petites îles en perspective isométrique générées aléatoirement, et qui progressent à coups de rames sur leurs drakkars vers leur destin de conquêtes, d’amitiés et de récompenses, ou jusqu’à la mort de leurs commandants.
Le gameplay du jeu est d’une simplicité intuitive qui rend ses commandes facilement assimilables, et heureusement car les vagues d’envahisseurs n’attendront pas que vous en ayez maîtrisé les arcanes pour venir trancher la tête de vos guerriers et brûler vos maisons. Ce qui fascine, c’est le comportement des unités, qui semblent avoir une conduite individuelle à l’approche de l’ennemi, et non l’attitude standard des jeux de tactiques où tous les fantassins agissent avec mimétisme, comme une armée de zombies télépathes. On sent qu’Oskar Stålberg a pris beaucoup de plaisir à définir les systèmes de dynamiques des éléments qui composent son jeu, jusqu’aux flèches qui rebondissent sur les boucliers ennemis, ou l’interaction avec l’eau. Il s’explique : « l’animation doit aller de pair avec le gameplay. Je ne voulais pas de mouvements comme dans Starcraft, où lorsqu’on clique à un endroit, les unités se déplacent toutes ensemble, et lorsqu’on clique en déplacement, elles changent toutes de direction simultanément, comme un banc de poissons. » Le caractère perfectible de son développeur devait se retrouver dans le jeu : « Je voulais que les unités paraissent fragiles comme des humains, qu’elles se comportent comme si elles s’inquiétaient de se faire tuer : lorsqu’elles portent un coup, elles reculent un peu, et lorsque deux groupes se font face avant un combat, ils ont tendance à hésiter. » Bad North n’est pas un jeu de stratégie en temps réel où chaque unité n’est qu’un robot à envoyer au front, mais une quête brutale et tactique qui éveille l’empathie du joueur grâce à des personnages turbulents qui tressautent, reculent, s’effraient.

Un développement très personnel

Si Oskar a été rejoint par le programmateur Richard Meredith et le designer sonore Martin Kvale, Bad North est d’abord un projet très personnel, à plus d’un titre.
Personnel d’abord, parce que c’est un projet solo, né des expériences précédentes du Suédois, à commencer par sa formation en design visuel de jeu vidéo à Game Assembly, dans la septentrionale Malmö où il réside encore. Ses années en tant qu’artiste technique auprès d’Ubisoft et développeur Unity pour ustwo, les développeurs du superbe Monument Valley, lui ont permis de consolider les bases d’une vocation pour le développement de systèmes procéduraux qu’il n’a eu de cesse d’améliorer et d’habiller d’éléments graphiques minimalistes et léchés. Il détaille : « Je n’ai pas imaginé le jeu tout de suite, à la base c’est un système procédural. Mais j’ai toujours voulu me plonger dans le pathfinding de groupe. » Les Vikings sont venus par la suite, « de la mer », précise Oskar en parlant des belligérants qu’il faut repousser île après île.
Personnel ensuite, parce qu’il entre dans une démarche individuelle de développement artistique qui ne s’arrêtera pas avec Bad North. Entamée par divers projets d’expérimentations procédurales, sa démarche consiste à tirer le meilleur parti génératif et graphique de systèmes de tiles, ces « tuiles » qui composent le décor d’un jeu vidéo et sont générées en fonction de la progression dans l’environnement. Les premières expériences du développeur montrent un intérêt marqué pour les univers à échelle réduite et graphiquement accomplis, mais aussi une motivation poussée à optimiser l’intégration de tuiles dans l’environnement. Brick Block est un générateur de tuiles jouable en ligne qui permet de construire un quartier de bâtisses en brique en quelques clics amusants et curieux : chacune des tuiles isométriques est intégrée aux autres avec finesse et cohérence. Planet est un minimonde qui se partage en quatre types de tuile que le joueur place où bon lui semble en faisant varier la taille desdites tuiles ou même de la planète. L’interaction très fluide est appuyée par une intégration des tuiles très intelligentes et de très bons effets visuels et sonores. Avec Bad North, ces jeux montrent une vraie progression dans le parcours artistique et personnel du Suédois qui s’amuse : « Quand je veux une vue d’ensemble de mon développement artistique, je vais sur mon compte Twitter. »
Personnel enfin, parce qu’Oskar a souhaité concevoir chaque élément d’interactivité à partir de ses expériences personnelles précédentes, ce qui en fait des produits exclusifs de son approche : l’éclairage de Bad North est une amélioration de l’éclairage développé pour Brick Block tandis que les dynamiques des vents qui frappent régulièrement les farouches Vikings sont un réarrangement des dynamiques de l’eau dans Planet. C’est une méthodologie sur laquelle il s’est arc-bouté : « Ce jeu renferme de nombreuses solutions graphiques spécifiques, parce que c’est de cette façon que je travaille : je crée les shaders, je code, je conçois les éléments graphiques, j’ai tendance à déboucher sur des solutions très bizarres, très ajustées. Je n’aime pas utiliser des choses préconçues. »

Le pire du spear

Le jeu s’est composé autour de l’intuition et des expérimentations d’Oskar, et ce brief tacite a été respecté jusque dans ses limites, dont l’emblématique piquier (spear) témoigne des écueils qui ont contraint Oskar et ses collaborateurs à se créditer de quelques prouesses techniques inattendues. Le Suédois l’explique d’ailleurs très bien : « Une épée, il suffit de l’abattre, un mouvement suffit, peu importe la direction. Mais avec un piquier, il faut un mouvement latéral, pointer la pique dans la bonne direction, faire comme si elle avait un poids, puis donner un coup à l’ennemi et, lorsque l’ennemi meurt, repositionner la pique vers l’ennemi suivant. » Pourquoi conserver un piquier dans ce cas ? Pour les mêmes raisons qui ont poussé Oskar à ne pas remplacer une hache de lancer viking, impossible à réaliser dans le jeu, par une hache double, à la symétrie facile à implémenter dans les mouvements : pour la crédibilité historique, et la crédibilité en général.
Le designer est très fier de la façon dont ses piquiers pointent leur lance vers l’objectif, mais cette performance n’aurait pas été possible s’il n’avait, en amont, repensé la visibilité du jeu dont l’apparence a été ébauchée il y a maintenant sept ans. Puisant son inspiration dans Revenge of the Titans de Puppy Games, il avait à l’esprit des personnages minimalistes simplement représentés « par de la couleur et du contraste dans un design lisse et épuré », mais la production a montré les limites d’une telle approche : « De si petites unités ne pouvaient pas montrer des détails comme les armes et les boucliers », et il aurait fallu « que les couleurs contrastent dans toutes les situations, et cela dépendait surtout de l’éclairage ». Il a donc fallu reprendre les concepts originaux et ajouter des contours aux unités, dans un design moins lisse mais qui permet de bien distinguer les petits éléments du jeu, y compris « dans de mauvaises conditions d’éclairage ».
Mais de l’aveu même d’Oskar, c’est le design de l’interface utilisateur qui a représenté le plus gros défi, « malgré une expérience en design d’UI chez Ubisoft », plaisante-t-il. Et pour cause, l’interface de Bad North est épurée mais très dynamique, et les expérimentations ont été longues et nombreuses. Le designer voulait conserver une approche artisanale des éléments graphiques tout en leur attribuant des comportements procéduraux, c’est-à-dire une interface qui donnerait l’impression d’être réalisée à la main dans un style runique propre à l’univers viking, mais pouvait être adaptée aux éléments graphiques et d’interaction. Et outre le portage du jeu sur les nombreuses plateformes vidéoludiques habituelles (consoles, ordinateurs et périphériques mobiles), ce sont les nombreux correctifs de cette UI fluide, intuitive et minimaliste mais versatile qui l’ont astreint à son écran ces derniers week-ends.
En sept ans de réflexion, deux ans de production et seulement quelques mois assisté par ses collaborateurs Martin et Richard, Oskar Stålberg a pensé et animé l’un des meilleurs jeux indépendants de 2018, une belle réussite et une étape de taille sur son parcours artistique et personnel qu’il compte poursuivre île après île, comme ses Vikings.

Advanced Creation n°2
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